L'assassinat de Mo'oh

Ce matin-là, on avait entendu les crépitements des armes, les bruits de canon ; les populations réveillées fuyaient dans tous les sens et ceux qu’on rencontrait et qui venaient du Nord, côté Mbouda, recommandaient de faire demi-tour. Ils disaient : Akan Ntooh nsi chièh (les Gens aux caques à la tête arrivent),  l’armée arrive pour traduire ce que cela voulait dire. L’armée ! Elle tirait effectivement sur tout.
Une journée des malheurs avait commencée. A Sa’ah, là où on avait le choix de fuir vers Dzem Toh ou retourner vers Mengnhè ou Tekang, c’était l’incertitude. Là, dans une maison, quelques hommes, à la recherche d’un lieu sécurisé, avaient été réunis par le hasard : Pa François, Mo’oh Kemjio et deux autres personnes de la même génération. Mo’oh Kemjio comme tout un chacun en ces années de guerre dans l’Ouest Cameroun, fuyant devant l’armée française qui combattait en pays Bamiléké, était, lui aussi à la recherche d’un lieu sécurisé.
Comme nous le raconte Pa François, ils prirent un repas ce matin-là et Mo’oh Kemjio en se servant dit cette phrase : Mangeons, il se peut que ce soit le dernier repas que nous prenons car, qui sait si aujourd’hui, nous survivrons.
Sorti de cette maison, le petit groupe se sépara, chacun prenant une direction différente. Pa François parti avec un compagnon, une connaissance. Ils se dirigèrent vers kiagni, ce quartier de Baleveng frontalier de Bamendou, en longeant par les champs la route et en traversant le quartier Tekang jusqu’au lieu de jonction des cours d’eau qui forment la plaine de To’ok Ngnhè, cette large plaine qui se prolonge jusqu’à Bamendou puis, remontèrent le cours de la rivière qui arrive à Nfo’oh Nong et revinrent en soirée à Mengnhè par le côté Nfo’oh Kezang.
Revenus ce soir-là ils allèrent de concession en concession, vérifiant que tout le monde avait survécu au nettoyage de l’armée. Ils apprirent qu’on déplorait la mort de Pa Marcoussi, un de ses beau-frère, plus exactement le frère-cadet de son beau-père ; que Mo’oh Kemjio avait été tué aussi par l’armée française.
Mo’oh Kemjio, c’était un notable. Il régnait sur un des quartiers de Ndzag, voisin de Mengnhè. C’est de ce jour-là, où il fut tué par l'armée française, qu’il s’agit ici.
La guerre avec ses atrocités blesse toujours en profondeur les âmes. Sorti d’elle, on a hâte à tout oublier à ne plus en parler ; à éviter les prochaine guerres. Les jeunes qui, pour des raisons de mémoire veulent comprendre ce qui s’est vraiment passé pendant les temps de ce qu’on appelle à l’Ouest les années de la guerre, posent avec raison des questions, soit parce qu’on les portait sur le dos pour « fuir la guerre » comme on disait, soit parce qu’ils sont nés juste après et veulent découvrir une partie de l’histoire de leur pères et mères, de leur région, de leur pays et maintenant la leur.
Ne leur devons-nous pas une réponse, nous qui, petits mais assez grands pour participer, vivre à notre manière la guerre, mais aussi en victimes qui connûmes cette guerre avec ses contingences ? Ne leur devons-nous pas cela puisque nous fûmes témoins et victimes à la fois ?
Oui, le jour où Mo’oh Kemjio tomba, fauché par les balles de l’armée française qui combattait l’Armée Nationale de Libération du Cameroun, a marqué l’enfant que j’étais ; elle a marqué le quartier qu’il dirigeait, à Ndzag le village dont dépendait sa division administrative traditionnelle, et sa famille que sa mort laissa orpheline. On peut dire qu’il a payé de sa vie, avec tout Ndzag, Baleveng, la Sud-division de Dschang, et le pays Bamiléké un tribut pour l’indépendance du Cameroun.
C’est justement parce qu’il voulait savoir des choses sur la guerre d’indépendance au Cameroun que le petit Noudem me demanda de lui raconter ce que je sais de l’événement; et surtout, de ce que je sais sur le jour où ce grand notable fut tué, et si comme on raconte, c’est bien l’armée française qui le fit.
- La guerre, il faut commencer par ça, lui ai-je dit.
- Pour quoi perdre son temps par ça, me demanda-t-il. Il faut aller à l’essentiel ; dit-il puis, continuant, il
voulut savoir comment. Si sur lui, elle a pointé le fusil et tirer bam, Il voulait absolument savoir, tout savoir. Voilà pourquoi il me questionnait. Il me demanda si cette armée l’avait arrêté ; lui avait posé des questions et sur son refus de trahir la cause indépendantiste, l’avait exécuté dans sa fureur. 
- Parce que, lui répondis-je, c’est le commencement des choses ; le commencement de la vérité.
- Tout le monde, surtout parmi les jeunes générations, n’a qu’une vaque mémoire de cette douloureuse
période. Lorsqu’on en parle, on se rend compte que le temps, progressivement effaçait cela des mémoires, et le dire aujourd’hui fait un grand bien. Je ne sais vers qui me tourner et comme tu es là et as connu cette période, je crois que j’ai une chance d’apprendre autant de lui que de ce qui lui est arrivé m’a dit un vieil ami qui, me disant que parchemin en ces temps modernes conserve mieux les souvenir, souhaitait que nous racontions cette histoire-là.
Je puis, vu le peu d’éléments que garde ma mémoire, lui ai-je répondu
- Oui, sans doute mais, si tu en parlais à mon ami Djeugo Daniel ; si tu en parlais à notre grand Tonton
Martin qui prit la succession et est aujourd’hui Mo’oh Kemjio ; si tu en parlais à mon Grand papa François Nongni connu aussi sous le nom Gata avec qui Mo’oh Kemjio prit le dernier repas ce jour-là, tu diras plus de choses exactes en plus de ce que je te dirais.
- Mais lui dis-je, toutes ces personnes ne se retrouvent pas, comme au bon vieux temps, sous le même toit ou au même endroit !
- Oui mais, me dit-il, le temps presse et je ne puis rencontrer toutes ces importantes personnes. Dis-moi seulement ce que tu sais, ce que tu as vécu et ce que, lui et les autres grandes personnes de ce temps-là ont vécu.
- Commençons, lui dis-je encore, par la guerre.
- Oui, me dit-il, si tu penses qu’il faut absolument commencer par cela.
- Je le crois. Cette guerre-là était particulière. Elle était la conséquence du différent politique entre les politiques. Les uns, encouragés par la puissance tutélaire voulaient prolonger la tutelle de la France sur la Cameroun et les politiques qui voulaient la réunification de tous les Camerouns pour que le Kamerun qui accédera à l’indépendance soit celui-là qui était sous le protectorat allemand avant que la société des nations puis l’Onu en fit sa pupille et confia l’administration à la France et au royaume Uni.
Il n’y a pas que Bamendou qui fut la victime de cette armée-là ; il n’y a pas que Baleveng  tout entier qui fut meurtri ; il n’y a pas que Ndzag ; il y eut des familles meurtries et celle de Mo ’oh Kemjio en en est une et en sait quelque chose de cette période des tempêtes et de ravages guerrières.
Lorsque l’Upc et le « One Kamerun », ne pouvant supporter les contraintes à l’exil, décident de la création d’une armée de riposte le 10 juin 1959, le commandant Singap Martin et son adjoint Momo Paul en prirent la conduite. Cette armée dénommée «l’Armée de Libération Nationale du Kamerun»  lance un mois après, des contre-offensives dont la première eut lieu le 27 août 1959 dans la plupart des villes et villages Cameroun. La guerre de libération nationale était ouverte et progressait de victoires en victoires dans les guérillas urbaines des grandes villes et dans les affrontements des combats rangés des campagnes.
En pays Bamiléké, les villages qui soutenaient la cause était considérés comme des zones libérées et concernait la grande partie de la région bamiléké qui resta sous le contrôle de l’ANLK de 1959 à 1962.
Ce que les mémoires à Ndzag, à Mengnhè et à Sa’ah retiennent de cette période c’est cette perte d’un grand dirigeant, d’un grand notable qu’était Mo'oh Kemjio.
- Mais, qui était vraiment Mo'oh Kemjio, me demanda mon vieil ami.
- Pourquoi veux-tu que je dise absolument qui était-il lorsque toi et moi le savons, lui demandais-je.
- C’est mieux car nul ne sait s’il était mince, trapu, grand et gentil par exemple.
Tu as raison, lui dis-je avant d’ajouter que, ce je dirais est juste ce que j’ai dardé de ma mémoire d’enfant, de celle d’un enfant de cours préparatoire deuxième année des années 1958 au Cameroun. Puis, reprenant ma respiration, je disais :
Mo’oh Kemjio était le frère du père de mon ami Daniel Djeugo, Papa Ndowty (C’est, en tout cas comme cela que, enfants, nous entendions prononcer son nom). Les deux se ressemblaient beaucoup. Mo’oh Kemjio était très brun, un beau et élégant Monsieur que nous courrions regarder quand, le jour du marché de Baleveng, il passait, accompagné de Pa Mitok devant notre domaine. 
- Quand est-ce que le drame arriva, me demandes-tu ?
Quelques jours avant, e jour où le drame, on redoutait une action de l’armée française. Il faut dire que la mort avait souvent frappé dans toute la région Bamiléké et Baleveng. Pour éviter les surprises belliqueuses, la prudence voulait que l’on développât un système de renseignement visant à anticiper les incursions de l’armée française dans les villages acquis à la cause de l’indépendance du Cameroun.
Le jour où Mo’oh Kemjio tomba sous les balles de l’armée française tout comme celui où le fut Papa Marcoussi, nous a marqué à toujours. 

Daniel TONGNING
9 mars 2018

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